Interview, Beiträge

Interview avec Renaud Barbaras

Leyla Sophie Gleissner

17th April 2025

**L’interview a été réalisée en 2021.


LSG: Renaud Barbaras, je vous remercie pour le temps que vous consacrez, à rendre tangible votre œuvre au contexte phénoménologique allemand. Dans cette optique, je voudrais d'abord vous demander de situer votre travail. Vous êtes un représentant important de la phénoménologie française contemporaine. Pouvez-vous nous donner une synthèse de votre parcours philosophique et quel rôle vous donnez à la phénoménologie dans celui-ci?


RB: Mon parcours s'inscrit de part en part dans le courant phénoménologique. Je suis parti de Merleau-Ponty, auquel j'ai consacré deux livres, puis j'en suis venu à l'œuvre de Patočka, auquel j'ai également consacré deux ouvrages et qui a joué un rôle très important dans le développement de mon propre travail au cours des vingt dernières années. Ma recherche prend pour point de départ ce qui, de l'aveu de Husserl lui-même, constitue le cadre minimal de la phénoménologie, à savoir l'a priori universel de corrélation entre l'étant transcendant et ses modes de donnée subjectifs. Cela signifie, d'une part, que le sens d'être de l'étant enveloppe son apparaître et donc son rapport à une conscience, ce que l'épochè phénoménologique permet de mettre en évidence, d'autre part, que l'essence de la conscience implique son rapport à un autre qu'elle, ce que recueille le concept d'intentionnalité. Ma question a donc été de comprendre à quelles conditions cette corrélation était pensable. Cette question était notamment motivée par le constat selon lequel, chez Husserl au moins, la détermination des deux pôles de la corrélation était tributaire de présupposés substantialistes qui compromettaient la possibilité de la comprendre pleinement, c'est-à-dire radicalement. La démarche husserlienne demeure à la fois objectiviste et subjectiviste, et l'un parce que l'autre. Il fallait donc se libérer de toute forme de réification de la conscience, libération qui, aux yeux de Husserl lui-même, est la condition même du philosopher. En d'autres termes, il s'agissait de penser les deux pôles de la corrélation à partir de la corrélation elle-même, sans rien présupposer d'autre que cette relation, qui est l'autre nom de la phénoménalité. Or, qui dit relation, au moins dans ce contexte, dit à la fois communauté ontologique et différence. La conscience ne pourrait ouvrir au monde si elle n'était pas déjà de son côté, n'en était pas, comme le dit Merleau-Ponty, car tout rapport de connaissance suppose un rapport d'être. Mais, elle n'existe pas pour autant comme les choses du monde puisqu'elle les fait paraître.


LSG: Vous avez notamment réintroduit l’œuvre de Maurice Merleau-Ponty dans le discours phénoménologique contemporain en France. Dans votre dernier livre L'appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique (Peeters 2019) qui est issu d’un cours donné à l’UCL Louvain en 2019, vous revenez à votre lecture de Merleau-Ponty : il s’agit ici d’une perspective critique que vous donnez sur le travail de ce dernier. Vous interrogez notamment sa définition du corps et de la chair. Selon vous, Merleau-Ponty n’a pas tout à fait réussi à dépasser le dualisme entre corps et âme, entre sujet et objet. Le corps est, comme vous dites dans ce dernier texte, « une question » qui est traitée par la philosophie comme « une réponse ». Quel est, selon vous, l’héritage dualiste de la phénoménologie, notamment de la phénoménologie merleau-pontienne?


RB: La question était donc celle de savoir comment le sujet (de la corrélation) pouvait, sous le même rapport, appartenir au monde et s'en distinguer en tant qu'il le fait paraître. Cela revenait à rechercher l'unité originaire du sujet empirique et du sujet transcendantal par-delà leur distinction, ou plutôt d'atteindre un plan plus profond que cette différence. C'est au niveau du mouvement que j'ai pu résoudre cette équation théorique, dans la mesure où le mode d'être du mouvement est radicalement distinct de celui de l'étant – il en est en quelque sorte la négation active – et où, cependant, il se déploie nécessairement sur un sol, en quoi il appartient profondément au monde. J'ai donc été conduit à développer ce que j'ai nommé une phénoménologie dynamique, qui ressaisit le mouvement comme le mode d'être de l'étant que nous sommes. Bien entendu, ce mouvement n'est pas un simple déplacement, il enveloppe une phénoménalisation, éclaire son chemin, est une "force voyante", comme le dit Patočka. Plus que déplacement, il est moins que représentation ; il fait paraître son terme en se portant vers lui. J'ai montré que ce mouvement n'était autre que celui de la vie même, en quoi j'ai pu affirmer que la phénoménologie, en tant que commandée par l'a priori corrélationnel, était nécessairement une phénoménologie de la vie. Enfin, j'ai été conduit à caractériser ce mouvement comme désir, dès lors qu'il est sans terme définitif, que l'accès à son but le relance, qu'il se nourrit de ce qui le satisfait. S'en est suivie une caractérisation du monde comme profondeur : celle-ci échappe en effet à l'intuition et ne se donne qu'à un sujet qui la pénètre, son caractère indéfiniment ouvert correspondant à l'insatisfaction constitutive du désir. Ainsi, la profondeur ne s'ouvre qu'à un mouvement par principe inachevable : la relation dynamique du désir et de la profondeur (et non plus la relation statique de la conscience et de l'objet) apparaît désormais comme la formule exacte de la corrélation.


LSG: Vous dites que toute pensée philosophique jusqu’à nos jours est une ontologie de la mort. Comment comprendre ce constat?


RB: Cette affirmation vient en droit ligne du grand livre de Hans Jonas Le phénomène de la vie. Celui-ci montre en effet qu'à une ontologie universelle de la vie, pour laquelle l'être en vie est la norme de tout étant et donc la mort l'exception qui demeure inexplicable, a succédé, à l'âge classique, une ontologie pour laquelle l'exception, à savoir la mort, c’est-à-dire la matière inerte, devient la norme. Cette mutation se situe au point de convergence entre une conception mécaniste de l'organisme et un courant de provenance gnostique pour lequel l'âme humaine est radicalement soustraite au monde. Dans cette ontologie, la vie perd toute réalité dès lors qu'elle est dépassée à la fois par défaut, dans le mécanisme, et par excès, dans une intériorité acosmique. Mais cela a une conséquence sur la manière dont est comprise la vie du vivant. Dès lors qu'elle demeure une exception dans un océan de matière, la vie du vivant est inévitablement pensée de manière négative à partir de cet univers régi par les lois de la physique. La vie est négation, négation de cette menace permanente que représente le monde physique dans lequel elle s'insère : elle est lutte permanente contre le risque de mort, elle est survie. Outre qu'elle est finalement tautologique (vivre, c'est se maintenir en vie), une telle caractérisation pense la vie à partir de ce qui n'est pas elle et passe donc à côté de sa spécificité phénoménologique. Comme l'ont pressenti des penseurs comme Nietzsche et, plus récemment, Goldstein, peut-être faut-il penser la vie comme affirmation de soi plutôt que comme négation de la mort, comme création plutôt que conservation. Il m'a semblé qu'une phénoménologie de la vie devait neutraliser cette ontologie de la mort si elle voulait penser la vie pour elle-même. Ainsi, en affirmant que la vie est désir, je mets en avant la dimension de la quête, de l'accomplissement plutôt que celle de la conservation. Dans la mesure où tout désir est désir de soi, c'est-à-dire recouvre un défaut d'être, dire que la vie est avancée vers le monde revient à reconnaître qu'il y va du monde en son être, monde dont elle est nécessairement séparée. La vie est quête ontologique plutôt que maintien de soi, affirmation d’être comme affirmation de l’Être.


LSG: Cela dit, il faut ajouter que pour pouvoir se débarrasser de tout dualisme, vous proposez de surmonter le dualisme établi entre vivant et non-vivant. C’est précisément ce que vous tentez de faire dans votre livre sur L'appartenance. Pouvez-vous nous expliquer comment pensez-vous que tout étant à partir de son appartenance au monde vous permet d’éliminer la différence entre vivant et non-vivant? Êtes-vous d’accord pour dire qu’une élimination de la différence entre vivant et non-vivant présuppose une définition de subjectivité globalisante?


RB: Comme j'ai déjà eu l'occasion de le souligner, si on caractérise l'être de tout étant comme appartenance au monde, de telle sorte que la différence ontologique devient une différence cosmologique, et si on reconnaît d'autre part que cette appartenance au monde implique une phénoménalisation, aussi limitée soit-elle, alors force est de conclure que la différence entre vivant et non-vivant, tout comme la différence entre animal et homme, s'évanouit, tout au moins en tant que différence dernière et irréductible. Il n'y a plus que différentes modalités d'appartenance, correspondant à des mondes plus ou moins amples, et donc un continuum ontologique qui va de la pierre à l'homme. L'univocité de l'appartenance l'emporte sur les dualités traditionnelles. Cela ne signifie évidemment pas qu'il n'y a pas de différences mais que celles-ci correspondent seulement à l'ampleur de la phénoménalisation, elle-même corrélative de la profondeur de l'appartenance. Plus précisément, j'ai été conduit à distinguer trois dimensions de l'appartenance, qui correspondent à la différence que l'on peut faire en français entre être dans le monde, être du monde et être au monde. La première définit un site, qui correspond à la position même de l'étant en tant qu'étant, à la détermination topologique inhérente à son étantité, que l'on peut comparer au point de vue de la monade chez Leibniz. La seconde, que je nomme sol, renvoie au monde comme texture ontologique de tout étant et comme sa provenance même. En ce sens, la différence ontico-ontologique se reformule comme différence du site et du sol. Je nomme enfin lieu cela qui est déployé par l'étant, le corrélat de son mouvement de phénoménalisation, en tant que tentative de réduction de l'écart et de la tension entre le site et sol. Il s'ensuit que toute phénoménalisation peut être caractérisée comme une topophanie, topophanie dont les cosmophanies propres aux humains, et peut-être aux animaux, ne sont qu'une modalité privilégiée. En ce sens, la pierre elle-même déploie un lieu à partir de son site, lieu que l'on nomme une place, place qui excède ce site. Ceci me conduit enfin à définir le mouvement hors de toute référence au déplacement, sans quoi demeurerait une différence insurmontable entre les étants qui se déplacent (vivants) et ceux qui en sont incapables. Le mouvement ne signifie rien d'autre que le déploiement même du lieu : il est topophanie. En cela, il est événement car par lui, comme on dit en français, quelque chose a lieu, c'est-à-dire a un lieu. Vous le voyez, la conséquence en est bien l'élimination de la différence entre vivant et non-vivant, non pas par retour à la matière inerte mais par généralisation de la vie, confondue avec l'avènement du lieu, l'événement topophanique. En cela, ma démarche relève bien d'une ontologie universelle de la vie. Cela correspond à une caractérisation de la subjectivité très éloignée des conceptions classiques, y compris phénoménologiques, parce qu'excluant toute substantialité et toute immanence : la subjectivité se confond avec le déploiement du lieu, avec la topophanie et elle est donc propre à tout étant dès lors que celui-ci est séparé de son sol par son site. En ceci, si je vous ai bien compris, il s'agit en effet d'une conception de la subjectivité qui est "globalisante".


LSG: Si tout étant est subjectif, comment peut-on se sortir du subjectivisme?


RB:Je serais enclin à vous répondre que, au contraire, c'est dans la mesure où tout est subjectif que nous sortons vraiment du subjectivisme. En effet, le subjectivisme, par exemple le subjectivisme transcendantal du Husserl de 1913, signifie que le sens de l'étant renvoie à la subjectivité comme sa propre condition d'être, bref que tout étant est constitué en et par elle. Or une telle position revient à faire de la subjectivité un étant absolument singulier, sans commune mesure avec les autres et, en vérité, un absolu auquel toute réalité est relative, selon les termes mêmes de Husserl dans les Ideen. Ainsi, dans la mesure où je renonce à la subjectivité en ce sens fort puisqu’il y a pour moi autant de sujets que d’étants, dès lors que tous tendent à rejoindre leur sol, je me trouve au plus loin de toute forme de subjectivisme.


LSG: Pour vous, les différences entre tout étant au monde existent seulement au niveau descriptif, mais pas au niveau ontologique. Il s’agit selon vous des différences relatives, des différences de degrés de l’appartenance au monde, ou encore, de notre capacité à phénoménaliser, c’est-à-dire à faire apparaître le monde. Ici, votre pensée présente encore une rupture avec la philosophie du 20ème siècle qui est, dans une large partie, une pensée de la différence, comme nous pouvons le constater en faisant référence à de nombreuses œuvres, comme celle de Derrida, de Deleuze, de Lacan ou encore de Luce Irigaray. Vous, au contraire, vous développez une pensée de la non-différence, en observant que la différence entre vivant et non-vivant ne se joue pas dans un rapport ontologique. Pourriez-vous nous éclaircir sur le rôle que vous donnez à la notion de différence ou de non-différence dans votre œuvre ?


RB: C'est évidemment une question aussi intéressante que vaste. Comme je l'ai dit en commençant, j'ai longtemps compris la différence comme le trait fondamental du sujet, c’est-à-dire finalement comme différence transcendantale, et ma question était de déterminer un mode d’être du sujet de telle sorte que cette différence soit conciliable avec l’appartenance, autrement dit, soit en même temps identité. La question était alors de concilier la différence et l’identité, de ressaisir une identité de l’identité et de la différence, ou plutôt de mettre en évidence un mode d’être en lequel cette identité ultime (de l’identité et de la différence) s’accomplisse, mode d’être qui ne pouvait qu’être celui du mouvement. Celui-ci ne demeure en effet le même qu’en différant sans cesse de soi. Mais j’ai fini par comprendre que la différence ne devait pas être distinguée de l’identité et opposée à elle mais comprise au contraire comme un moment de celle-ci : l’appartenance, comme principe d’identité des étants est en même temps le principe de leur différence, dès lors qu’elle implique nécessairement une distance des sites au sein même du sol. La question était donc plutôt de comprendre comment cette différence au sein de l’identité était possible, comment l’unité du sol était une avec la multiplicité, c’est-à-dire comment il pouvait y avoir identité immédiate de l’un et du multiple (comme le dit Rocco Ronchi dans son beau livre sur La ligne mineure). C’est ainsi que j’ai été conduit à proposer une détermination dynamique et cosmologique du sol, source des étants, à travers le concept de déflagration éternelle. Les étants ne naissent pas de rien – nous ne sommes pas dans la perspective d’une création ex nihilo – mais cela dont ils naissent n’est pas quelque chose puisque c’est de lui que procèdent les choses. En d’autres termes, comme le dit Plotin, cette source qu’est le sol donne ce qu’elle ne possède pas. Dès lors, quel peut être son mode d’être sinon celui du don même ? La source ne produit pas mais existe comme le produire même, elle est le produire comme être. Ce produire est pure sortie de soi, déhiscence absolue ou encore « déchirure originaire » (Jeanne Hersch) : il donne lieu à la multiplicité des étants et n’existe en vérité que comme cette multiplication même. Il faut ajouter enfin que cette déflagration ne retombe pas hors d’elle-même sous forme d’étants séparés de leur origine et donc purement disparates ; elle ne cesse de donner lieu aux étants, elle est l’événement même de l’apparaître comme avènement des étants. Mais dire que la déflagration est éternelle, c’est reconnaître que les étants demeurent toujours retenus en elle et conservent quelque chose de sa surpuissance : de là leur mobilité fondamentale, la puissance qu’ils ont de faire retour à leur origine, de transformer leur source en objet de désir. Comme vous le voyez, c’est ce concept de déflagration qui me permet de penser l’identité immédiate de l’un et du multiple et, par conséquent, l’identité originaire entre l’identité (de la source) et toutes les différences (des étants). Cette identité originaire renvoie à cet événement absolu qu’est la déflagration.


LSG: C’est ainsi que, contrairement à la tendance du 20ème siècle (je pense notamment à la pensée heideggérienne, mais aussi derridienne) de vouloir éviter l’usage d’une terminologie métaphysique, vous osez faire la rare tentative d’un (re)approchement explicite entre phénoménologie et métaphysique. Comment ces deux niveaux de votre travail sont-ils liés? Et comment ce lien s’est-il développé au cours de votre œuvre?


RB: À dire vrai, j'ai évolué sur ce point. À l’époque de Dynamique de la manifestation, j’établissais une différence entre ce qui relevait de la cosmologie et ce qui appartenait à la métaphysique. Plus précisément, la cosmologie renvoyait pour moi au procès mondain, que je nommais archi-mouvement ou archi-vie, procès d’individuation des étants non vivants par différenciation. Mais, afin de rendre compte des vivants, dont la dynamique phénoménalisante impliquait selon moi une séparation avec le monde, séparation en laquelle consistait leur principe propre d’individuation, j’invoquais l’archi-événement d’une scission advenant au sein du monde, scission qui affectait celui-ci mais dont il ne pouvait être la source puisque la puissance mondifiante en tant que telle exclut toute négativité. J’en concluais que cet archi-événement relevait de la métaphysique, non pas au sens classique d’une recherche des raisons mais, au contraire, au sens que lui donne le Husserl tardif, à savoir l’enregistrement d’un archi-fait sans cause ni raison. Comme vous l’avez compris, cette distinction entre archi-mouvement et archi-événement renvoyait à la distinction, à l’époque non contestée, entre non-vivants et vivants, c’est-à-dire à la dualité maintenue entre des étants qui appartiennent de part en part au monde et des étants, précisément les vivants, qui en sont séparés et dont la puissance de phénoménalisation repose sur cette séparation. On comprend dès lors que, dans ma perspective actuelle, en même temps que cette distinction, c’est celle de l’archi-mouvement et de l’archi-événement et, par conséquent, le partage entre cosmologie et métaphysique qui disparaissent. Dès lors, en caractérisant le sens d’être de l’étant par l’appartenance, je me situe résolument dans une perspective cosmologique et je pourrais dire que mon concept de déflagration ressaisit au plan strictement cosmologique l’unité de ce qui avait été distingué auparavant (à savoir l’archi-mouvement et l’archi-événement) : la surpuissance du monde s’accomplit comme incessante sortie de soi, constante déhiscence, auto-négation ontique. Cela ne signifie pas pour autant que je renonce à la métaphysique mais seulement que je lui donne le seul sens qu’elle peut avoir dans un cadre phénoménologique, à savoir celui d’une démarche spéculative, par principe privée d’attestation intuitive. En ce sens, ma cosmologie est une cosmologie métaphysique.


LSG: Depuis quelques temps, votre approche métaphysique s’est tournée vers une cosmologie. Une cosmologie, telle que nous la comprenons depuis la pensée grecque, présuppose un système total, dans lequel tout étant trouve sa propre place. La pensée postmoderne, notamment pour des raisons éthiques, politiques et historiques, s’est tournée vers une pensée fragmentaire, elle a donc largement atténué une telle approche cosmologique. Pourquoi faut-il y revenir aujourd’hui ?


RB: Il me semble que j’ai répondu par avance à cette question dans ma réponse précédente. Comme vous l’avez compris, le retour à la cosmologie est commandé par des raisons phénoménologiques (quelle est l’essence de l’apparaître ?) qui conduisent elles-mêmes à une interrogation ontologique : l’essence de l’apparaître doit être ressaisie à partir d’une phénoménalisation qui est l’envers de l’appartenance, comprise comme sens d’être de l’étant. Ici, comme vous le voyez, ontologie et cosmologie coïncident purement et simplement. Je suis évidemment d’accord avec vous pour dire que cette cosmologie renvoie à une certaine idée de la philosophie comme rapport à la totalité, interrogation sur le Tout, idée dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne domine pas les courants philosophiques actuels. Cette idée de la philosophie comme ayant pour objet le Tout comme tel est présente aussi bien chez Hegel et Bergson que chez Patočka et Raymond Ruyer. Il est inutile de préciser que je me situe pleinement dans cette perspective.


LSG: Néanmoins, votre œuvre ne représente pas une pensée harmonisante. Je fais ici référence à votre notion d’archi-événement que vous développez depuis quelques années. Cet archi-événement décrit la rupture définitive avec une origine. Ou, plus précisément, notre origine est-elle à penser comme rupture, les humains étant, comme vous dites, des exilé.e.s. La question qui se pose maintenant est celle de comprendre de quelle manière cette impossibilité d’un retour à une origine absolue est liée au langage. N’est-ce pas précisément la médiation de la nature par le langage qui nous coupe de notre origine? Comment peut-on penser une non-différence ontologique entre vivant et non-vivant tout en respectant notre capacité de parler?


RB: Ma réponse à votre question N°7 m’a permis de revenir sur cette notion d’archi-événement. La perspective que je développe dans L’appartenance minimise considérablement la dimension de la séparation et se situe donc dans une perspective résolument moniste. Il s’ensuit que, même si je n’en parle pas dans cet ouvrage, l’approche de la question du langage s’en trouve nécessairement infléchie. Dans Métaphysique du sentiment, où il en est beaucoup question, je mets l’accent sur la puissance de séparation inhérente au langage, que je comprends comme l’expression d’un exil fondamental (exil dont le langage est la conséquence plutôt que l’opérateur, en quoi mon approche se distingue de la perspective lacanienne) – même si, comme je le montre également, le langage constitue aussi un recours contre cette séparation. Le langage peut en effet se porter à sa propre limite et dire le monde auquel le sentiment nous initie : tel est notamment le sens du langage poétique. Mon dernier ouvrage me conduit à souligner au contraire le pouvoir d’initiation du langage, sa capacité à projeter le sujet hors de lui-même. Comme je l’ai dit, notre puissance phénoménalisante – grâce à laquelle la topophanie devient naissance d’un monde, voire du monde objectif – est l’envers de la profondeur de notre enracinement dans le sol, c’est-à-dire de notre proximité de la déflagration. Il faudrait donc plutôt comprendre le langage comme le témoignage même de cette proximité, comme la trace d’une appartenance plus profonde : nous pouvons parler du monde parce que nous en sommes en un sens plus radical que les choses ou que les autres vivants. Ainsi, on pourrait montrer que si la parole est bien un mouvement, l’élément sonore dans lequel elle se déploie lui donne une plasticité et une richesse très supérieures à celle des autres mouvements ; c’est cette plasticité et, pour ainsi dire, cette quasi-immatérialité qui lui permettent de dire le sens. Contrairement aux autres mouvements, la parole ne va pas directement vers le monde, ne pénètre pas d’abord en lui : elle se l’approprie plutôt en le transmutant en son propre sens et c’est en quoi elle semble nous éloigner du monde, instaurer une séparation. Mais celle-ci est au service d’une plus grande proximité. Ainsi, le lieu que déploie le sujet parlant transcende et contient les lieux instaurés par les autres étants dans la mesure où le langage rend possible non seulement le monde objectif mais les mondes idéaux. Ainsi, pour répondre à votre dernière question, qu’il n’y ait pas de différence ontologique entre vivant et non-vivant, ni non plus, a fortiori, entre l’homme et les autres vivants, n’interdit pas qu’il y ait des différences de degré dans l’appartenance, dont la profondeur, dans le cas de l’homme, se manifeste par le langage.


LSG: Quelle fonction donnez-vous à la phénoménologie aujourd’hui?


RB: Il me semble d’abord que, avant d’avoir une fonction, la phénoménologie a une place, et même une place éminente, dans la mesure où c’est principalement elle qui prend en charge des questions qui sont celles de la tradition philosophique elle-même. Je crois en effet que c’est essentiellement en elle que la métaphysique et l’ontologie poursuivent leur chemin. Mais elle a par là-même une fonction critique qui me paraît importante. Son mode d’interrogation et sa méthode nous permettent de nous prémunir contre les impasses et les dangers des nombreuses figures contemporaines du positivisme, de l’objectivisme et du scientisme, toutes au service d’une vision aliénante de l’homme.