Gestes et actions avec les mots

Marion Carel, Dinah Ribard

pp. 331-354

Nous nous proposons, dans cet article, de réfléchir à ce qui distingue, en matière d’acte illocutoire, l’écrit de l’oral. Austin réduisait la différence à l’absence, à l’écrit, de celui qui agit ; Fraenkel a souligné que l’écrit permet des actes particuliers, par exemple collectifs. Nous insistons ici sur un autre phénomène. Celui qui dit je te pique ta cuiller entreprend, non pas tant une assertion, qu’une forme de saisie, familière, de la cuiller. Un énoncé oral peut sémantiser, non plus le geste verbal qui l’a fait apparaître, mais un geste non verbal qui l’accompagne. L’écrit, paradoxalement si on repense à la remarque d’Austin, ne permet pas un tel déplacement de la sémantisation ; seul le geste verbal peut être sémantisé.

Publication details

DOI: 10.19079/lde.2022.s3.11

Full citation:

Carel, M. , Ribard, D. (2022). Gestes et actions avec les mots. Linguistique de l’écrit 3, pp. 331-354.

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1L’une d’entre nous étant linguiste, l’autre historienne, nous nous intéressons aux actions accomplies avec des mots, à la part des mots dans ce qui se passe dans le monde, dans ce qui advient aux sociétés humaines et aux hommes et femmes qui les composent. Nous essayons d’en proposer une analyse qui rende mieux compréhensibles des événements, petits ou grands, dans lesquels des actions avec les mots se sont mêlées à d’autres actions. Pour mener à bien cette analyse, nous nous demandons notamment si une action menée avec des mots est la même si ces mots sont écrits ou s’ils sont dits oralement. Cela n’est pas qu’une question théorique. L’historien n’a affaire qu’à des traces d’activités humaines passées, bâtiments plus ou moins ruinés, outils déformés, indices de la présence d’un feu, reliefs de repas. Il n’a très souvent affaire qu’aux traces laissées par des actions ayant été menées avec des mots écrits : il a affaire aux mots utilisés dans ces actions. Ou plutôt, il doit travailler avec ceux de ces mots qui ont été conservés, archivés, gardés dans un tiroir, inscrits sur la pierre, peints sur un mur. Dans d’autres cas, les écrits ont été conservés grâce à une publication imprimée, laquelle peut avoir fait partie de l’action jadis menée avec les mots qu’il lit aujourd’hui, ou peut avoir été une circonstance indépendante de cette action : outre que l’impression peut ne pas avoir été voulue par le rédacteur, un éditeur imprime des livres parce qu’il vit de leur vente. L’historien doit aussi réfléchir à l’absence d’écrits qui ont existé mais n’ont pas été conservés, ce qui arrive même aux imprimés parfois, et faire avec la difficulté de rassembler tous ceux, et seulement ceux qui ont pu faire partie du même événement, avec le manque et en même temps avec le trop-plein. Il lui est crucial de comprendre si dire ou écrire l’énoncé je vous ordonne de régler le problème qui a été récemment porté à mon attention par Untel ne sont que deux manières, pour un ministre par exemple, d’accomplir la même action, ou si la possibilité d’une différence doit orienter son appréciation d’une lettre contenant un énoncé de ce type. Si l’action accomplie avec des mots est déterminée par le sens de l’énoncé, alors écrire je vous ordonne de régler le problème qui a été récemment porté à mon attention par Untel, c’était faire la même chose que le dire, en l’occurrence ordonner à un subordonné de régler un problème, puisque le sens de l’énoncé est le même à l’oral et à l’écrit. La saisie du sens suffirait à l’historien pour connaître l’action menée dans le passé, quitte pour lui à interroger le succès de cette action : une lettre peut se perdre, elle peut mettre du temps à arriver, elle peut ne pas être lue par le bon destinataire. Notre regard porte sur l’action elle-même, sur ses relations avec la signification de la phrase, non sur les conditions de son succès ou de son échec.

2La question de l’identité ou de la différence entre oral et écrit sur le terrain de l’action n’est pas que théorique, nous venons de le voir, mais elle est aussi théorique. On sait qu’Austin, qui a ouvert la voie à l’observation des actes accomplis en parlant, a envisagé, quoique brièvement, le cas des énoncés écrits (Austin 1962, 1970). L’absence de l’individu ayant écrit l’énoncé au moment où il est lu, note-t-il, rend nécessaire une authentification de son action par le biais de la signature. A l’écrit, la signature scelle l’action-en-disant que la seule prononciation des mots suffit, à l’oral, à accomplir. Après Austin, on a souvent remarqué que le recours à l’écrit peut différer la réalisation d’une action-en-disant – lorsque l’énoncé je lègue ma montre à mon frère a été écrit par exemple, il faut qu’il soit lu pour que le legs prenne effet. Resterait que l’action, lorsqu’elle s’accomplit, ne peut être que celle qui est décrite par le sens de l’énoncé : dire ou écrire je lègue, c’est léguer, dire ou écrire je t’ordonne de faire telle chose (ou : faites telle chose, paraphrasable par un énoncé contenant un verbe performatif comme ordonner à la première personne et au présent de l’indicatif) c’est ordonner. Constatant la brièveté du propos d’Austin sur l’écriture, certains chercheurs, comme Béatrice Fraenkel, ont entrepris d’explorer les spécificités de celle-ci (Fraenkel 2007 et 2015). Ils se sont consacrés à l’écrit, ont exploré notamment le rôle propre de la visibilité des énoncés écrits, mais pour eux comme pour Austin, le sens de l’énoncé détermine l’action accomplie en le produisant. Un énoncé paraphrasable par je t’ordonne de serait un ordre. Un énoncé paraphrasable par je promets de serait une promesse ; l’écrit permettrait seulement à un collectif de signataires de faire cette promesse, alors qu’Austin n’envisage la promesse qu’orale et individuelle1.

3Dans cet article, nous allons examiner la possibilité d’un écart entre l’action faite avec les mots et le sens qu’ils portent en nous concentrant spécifiquement sur les modalités d’apparition des mots, que nous appellerons ici gestes verbaux. Parmi les gestes humains, certains réalisent l’apparition orale ou écrite de mots ; ils peuvent en accompagner d’autres, non verbaux. Gestes verbaux et gestes non verbaux peuvent être, ou non, chargés de sens, sémantisés, transformés en actions. Ce sont ces différents cas qui vont nous intéresser, et le contraste qu’ils nous amènent à faire entre le sens de l’énoncé et l’action accomplie. Nous n’allons pas nous intéresser en priorité à l’écrit, mais nous efforcer de montrer que la prise en compte de la différence entre oral et écrit est cruciale pour réfléchir au rôle du sens des mots dans l’action humaine, dans les actions humaines qui constituent l’histoire et font l’objet du travail des historiens.

4Pour mener à bien cette démonstration, nous allons pour l’essentiel rester dans la situation découverte par Austin et approfondie par Fraenkel où c’est un acteur concret, un individu, éventuellement un collectif composé d’individus concrets, qui agit en disant – en parlant ou en écrivant. Nous ne nous intéresserons pas ici aux cas où l’événement de mots est produit sans investissement évident d’un acteur, d’un individu concret : nous pensons par exemple aux lettres envoyées par une administration comme la Caisse d’allocations familiales, dont les lettres constituant un allocataire en débiteur ou établissant ses droits sont signées « Votre CAF » (Brousset 2020). En revanche, nous allons examiner un cas où un énoncé écrit fait croire que des morts peuvent agir.

1 | La sémantisation du geste verbal

5Nous appelons « geste verbal » le geste, articulatoire ou graphique, qui a produit matériellement le discours. Dans le dispositif austinien, ce geste verbal est une composante de l’acte locutoire, qui comporte également un acte de communication, de transmission, d’un contenu sémantique. Selon Austin, c’est l’une de ses thèses centrales, l’acte locutoire est toujours, en même temps, acte illocutoire. Celui qui produit l’énoncé je te promets de venir effectue toujours en même temps l’acte de promettre de venir – ou du moins il entreprend de promettre car, si les conditions de félicité ne sont pas réunies, sa promesse échouera : Austin accepte que quelque chose s’est alors produit, mais il ne s’agit pas d’un acte illocutoire, il ne s’agit pas d’une promesse. Autrement dit, selon Austin, le geste verbal serait toujours sémantisé, transformé en action ; seules des conditions extérieures malheureuses feraient échouer cette sémantisation. Nous nous proposons ici au contraire de montrer que la sémantisation du geste verbal n’est pas toujours entreprise par celui qui accomplit le geste. L’acte locutoire n’entraîne pas nécessairement l’acte illocutoire et l’action effectuée diffère alors de ce que le sens des mots prétend. Nous commencerons par un exemple à l’oral.

6Lorsqu’on demande à un enfant de s’excuser et qu’il prononce les mots je m’excuse, plusieurs événements peuvent avoir lieu. L’enfant peut d’abord s’excuser – cela arrive. Il s’approprie alors le sens de l’énoncé, il le met en correspondance avec son geste verbal, il sémantise son geste verbal, il agit immédiatement avec cet énoncé pour s’excuser, il fait l’acte illocutoire de s’excuser. L’énoncé a pour sens je comprends que des excuses sont nécessaires et donc je m’excuse et l’enfant utilise ce sens pour agir. Nous dirons qu’il « s’attribue » l’énoncé je m’excuse. Mais cette attribution peut aussi ne pas avoir lieu. L’enfant peut se contenter de répondre des mots à excuse-toi, de compléter l’impératif par les mots qu’en l’occurrence il appelle : il parle alors à son parent furieux, il entretient même la conversation avec lui, mais il n’accomplit pas l’acte illocutoire possible avec l’énoncé je m’excuse, à savoir s’excuser. Il ne fait pas rien cependant. Il converse, il répond ce que son interlocuteur lui demandait de répondre, il endosse le rôle discursif de celui qui dit je m’excuse et, ce faisant, se montre discursivement obéissant. Il peut aussi réduire les mots à leur matérialité. S’il manifeste, en chantonnant par exemple, en changeant de voix, ou même en répétant de manière un peu trop marquée ce qu’on lui demande de répéter, qu’il ne s’attribue pas son énoncé, que ses mots ne sont même pas une réponse, il peut être insolent, accomplir l’action d’être insolent. Plusieurs actions sont donc possibles suivant qu’on s’attribue ou non son énoncé, c’est-à-dire qu’on sémantise ou non le geste de prononcer les mots qui le consti|tuent, suivant aussi qu’on réduise ou non les mots à leur matérialité : seule l’attribution sémantise le geste verbal, le transforme en action, c’est-à-dire en fait ce qu’Austin appellerait un acte illocutoire.

7Il faut signaler qu’il ne s’agit pas là d’une question psychologique – la question de l’intention – mais d’une question de fait, une question susceptible de concerner un historien. Ce n’est pas, contrairement à ce que dirait Austin, la sincérité ou l’insincérité de l’enfant qui fait la différence, l’insincérité venant, selon lui, faire échouer l’acte illocutoire porté par les mots je m’excuse, plus profondément qu’un bruit parasite qui empêcherait le parent d’entendre les mots. L’enfant qui chantonne les mots je m’excuse n’est pas insincère : il accomplit, et manifeste qu’il accomplit, une autre action avec les mêmes mots. De manière moins évidente, moins explicite peut-être, se montrer discursivement obéissant en répondant les mots attendus sans pour autant se les attribuer, cela n’est pas forcément un mensonge, c’est-à-dire un acte illocutoire annulé par le défaut d’une condition indispensable. Répondre ainsi est une activité, est faire quelque chose, alors que lorsqu’un acte illocutoire est annulé, il ne se produit rien. On dit parfois, sous forme de boutade, que seuls ceux qui y croient sont engagés par les promesses. Moins cruellement, nous avons tous l’habitude de répondre en souriant en réunion « J’ai ressenti un véritable enthousiasme à la lecture de son mémoire. Le sujet, vous l’aurez compris, le touchait personnellement et il a su donner une belle réponse. – Oui, c’est ce qu'il semble ». Mentons-nous en répondant ? Amené à beaucoup dire je m’excuse, un enfant apprend à s’attribuer et à ne pas s’attribuer ces mots, à marquer le fait qu’il abandonne même l’échange.

8Le même phénomène se produit à l’écrit. Imaginons qu’un enseignant, ne recevant pas le travail d’un doctorant, lui écrive : Je croyais recevoir aujourd’hui, 12 juillet, votre troisième chapitre. Envoyez-le moi en septembre. Il reçoit le lendemain le mail suivant Mille excuses, je n’étais pas content de mon texte. Vous le trouverez en PJ. Le doctorant s’est-il excusé ? Peut-être. Il s’est alors attribué son énoncé Mille excuses : il a communiqué son sens et il l’a utilisé pour sémantiser son geste verbal d’écriture et en faire un acte illocutoire d’excuse. Mais il est aussi possible que ce Mille excuses ne soit qu’un lien sémantique pour constituer une réponse linguistique au message de l’enseignant. Son contenu a alors également été communiqué, mais dans le seul but de relier le envoyez-le moi en septembre de l’enseignant au vous le trouverez en PJ du doctorant. Le Mille excuses a participé à la conversation, mais sans qu’aucune action d’excuse ne soit entreprise. Son sens a été communiqué, mais il n’a sémantisé aucune action. Il faut distinguer, à l’écrit comme à l’oral, le fait de communiquer un contenu sémantique et le fait d’agir conformément à ce qui est communiqué. L’acte locutoire de transmettre un contenu sémantique n’entraîne pas nécessairement l’acte illocutoire décrit par le sens de l’énoncé. L’emploi de Mille excuses peut être une simple cheville pour pouvoir répondre ; communiquer son sens ne suffit pas pour que l’acte d’excuse soit accompli.

9Prenons maintenant l’exemple d’un document historique. Les Mémoires de Bussy-Rabutin, publiés pour la première fois en 1696, trois ans après la mort de leur auteur, contiennent un très grand nombre de lettres reçues et envoyées, pour la plupart, dans le cadre des différentes fonctions, notamment militaires, occupées par Bussy au cours de sa vie (Tsimbidy 2013). Bussy les avait conservées parmi ses papiers, archivées, et il a tissé le récit de son histoire aux réflexions suggérées par ces documents ; ceux-ci sont ainsi devenues des preuves. Les lettres sont particulièrement nombreuses dans les pages correspondant à la période de la Fronde (1648-1652), et tout particulièrement nombreuses dans le récit de l’année 1652, au moment où, rallié à Mazarin, Bussy doit mener les troupes qu’il commande dans le Nivernais de la manière à la fois efficace et politique qu’exige une situation de guerre civile. Beaucoup de ces lettres, signées par le roi Louis XIV et contresignées par un secrétaire d’Etat (un ministre), sont des lettres de cachet : des lettres adressées directement à un officier, c’est-à-dire à un fonctionnaire, ce qu’était Bussy qui occupait à cette époque la fonction de lieutenant de roi dans le Nivernais, et contenant des énoncés du type je vous ordonne de …, par exemple je vous fais cette lettre, pour vous dire qu’aussitôt que vous l’aurez reçue vous ayez à…, type de formulation courant dans une lettre de cachet. Bussy sature son récit de lettres de cachet qui ont toutes les apparences d’avoir donné des ordres, des instructions. Il insère également les lettres de ses informateurs à la cour, et fait quelques commentaires.

10A propos de deux lettres du roi, datées du 16 juin 1652, par exemple, Bussy explique de la manière suivante pourquoi il n’a pas obéi à des énoncés qui, linguistiquement, étaient indiscutablement des ordres, en l’occurrence l’ordre de faire déloger des troupes, c’est-à-dire de leur faire quitter les maisons de certains particuliers dans lesquelles elles étaient logées (les casernes n’existaient pas au XVIIe siècle, les troupes étaient logées chez l’habitant, ce qui signifiait en l’occurrence que des sujets du roi, et non des étrangers, devaient supporter ce fléau, chose délicate dans un moment de troubles politiques) :

On ne saurait avoir trop de respect pour les ordres du roi ; cependant il y faut apporter du discernement, car quelquefois il est fort indifférent que l’on fasse ce que Sa Majesté ordonne. Elle accorde souvent des grâces par considération, dont elle n’est pas fâchée qu’on ne jouisse point, et particulièrement quand il s’agit de choses qu’un gouverneur ou un lieutenant de roi de province peut mieux connaître que Sa Majesté ; comme, par exemple, en ces rencontres-ci, où le roi, à peine sorti de majorité [sic pour minorité], n’agissait pas encore par sa propre connaissance. Des gens intéressés vont demander au secrétaire d’Etat un délogement de troupes, lui disant que tout le monde crie et que cela est capable, dans une guerre civile, de porter les peuples à la révolte. Le ministre, qui est habile, accorde ce délogement, pour laisser toujours lieu d’espérer aux gens qui se plaignent ; et cependant il s’en rapporte bien à ce qu’en fera le lieutenant de roi, qui a ses raisons de son côté, qui voit les choses de plus près et qui doit mieux aimer bien servir Sa Majesté en lui désobéissant quelquefois, que de gâter ses affaires par une obéissance inconsidérée. (Bussy-Rabutin 1882, t. I, p. 300-301)

11Bussy-Rabutin a compris ce qu’il devait comprendre pour bien agir, pour agir en bon serviteur du pouvoir : c’est cette compréhension qu’il inscrit ici. Il a compris que le ministre « habile » qui a rédigé et contresigné les lettres du roi, en l’occurrence Le Tellier, le secrétaire d’Etat à la guerre, n’avait pas, en réalité, pour tâche d’accomplir les gestes verbaux graphiques nécessaires pour donner l’ordre que les énoncés de ces lettres articulaient. Le Tellier n’a pas mis des mots sur cet ordre, parce que le roi n’a pas ordonné de faire déloger les troupes commandées par Bussy de chez les particuliers qui s’en sont plaints. Ce qu’a fait Louis XIV par la plume de son ministre, c’est, en quelque sorte, chantonner cet ordre. En quelque sorte seulement, car à l’écrit rien ne manifeste que le roi ne s’est pas attribué son ordre. Bussy a su comprendre que l’ordre écrit prouve simplement qu’il a été émis : il « laisse toujours lieu d’espérer aux gens qui se plaignent », permet de temporiser et de ménager les esprits, et teste l’aptitude de celui auquel il a été adressé à en évaluer le sens et la portée. Il constitue une action politique, une tout autre action qu’un ordre. Revenons sur ce que nous disions en introduction. L’historien, l’historienne qui lit des lettres de cachet doit avoir en tête la possibilité qu’un écrit qui a à ce point l’air d’être la trace d’un ordre émis dans le passé soit en réalité la trace d’une autre action. Pas plus que les énonciations orales, les énonciations écrites ne sont systématiquement sémantisées. Les écrits du passé ne nous sont pas adressés : ils ne nous racontent pas, ne nous montrent pas, ne nous manifestent pas ce qu’ils ont servi à faire. Ils nous viennent, ils nous restent d’un monde d’actions disparu. Chacun d’eux doit être analysé de manière à comprendre l’événement auquel il appartenait

2 | Sémantisation à l’oral d’un geste non verbal

12Nous venons de voir que le sens d’un énoncé ne s’associe pas nécessairement au geste verbal grâce auquel il a été communiqué. Il peut participer seulement, à l’oral comme à l’écrit, à une conversation, à un échange linguistique, à de l’activité langagière. Cette pure activité langagière est souvent dénigrée : il s’agirait de parler pour parler. Nous voudrions y voir, quant à nous, une véritable activité des acteurs, choisie pour leur plaisir – un plaisir semblable à celui qu’il y a à penser avec quelqu’un, à démêler un problème linguistique ou à dire le comportement d’un ami, le plaisir de comprendre l’autre et de lui répondre – ou pour la possibilité qu’elle donne de réduire l’autre, de le faire taire, ou inversement de continuer à parler. Nous allons maintenant étudier ce qui nous semble une caractéristique de l’oral : la possibilité, au moyen d’énoncés au présent énonciatif et à la première personne, de sémantiser un autre geste que le geste verbal qui a produit l’énoncé.

13Le premier exemple est analogue à je m’excuse. Un enfant à qui un adulte présente trois cadeaux possibles en disant choisis peut accompagner le fait d’avancer la main pour s’emparer d’un des objets par l’énoncé je choisis ça – cette situation est mise en littérature par Rudyard Kipling dans « Le crabe qui jouait avec la mer », l’une des nouvelles des Histoires comme ça. Entretenant ainsi la conversation avec l’adulte, l’enfant ne se contente pas de faire un geste : il reconnaît qu’un choix lui a été offert, et transforme, en parlant, un geste de la main en action, à savoir l’action d’obéir ou plus exactement de faire un choix obéissant, un choix qui se tient dans la relation d’obéissance dans laquelle il est engagé. Il sémantise son geste. Notons que la production de l’énoncé je choisis ça doit accompagner un geste de la main, du doigt, du bras, voire de la tête pour qu’il y ait action : l’énoncé je choisis ça n’est pas un performatif explicite, les mots ne suffisent pas à choisir, ce n’est pas le geste verbal qui est ici sémantisé. L’action de faire un choix obéissant n’existe que par l’association d’un geste du corps non verbal et d’un énoncé qui communique quelque chose comme tu me demandes de choisir et donc je choisis ça.

14Autre situation, où cette fois il n’y a pas conversation, réponse linguistique à un énoncé préalable, comme dans le premier cas. Lorsqu’à une table de restaurant un individu se saisit d’un ustensile faisant partie des couverts d’un autre et dit en même temps je te pique ta cuiller, il n’informe pas celui auquel il s’adresse du mouvement de son corps, bien visible. Il ne le décrit pas. Il sémantise ce mouvement, le transformant en une démonstration d’intimité. L’énoncé communique le contenu :

je te connais bien et donc je te prends ta cuiller

15et l’acteur parlant utilise ce contenu pour donner un sens à son geste et partager, ou imposer, avec ses mots une intimité avec le propriétaire de la cuiller : il agit en amant, en ami proche, qu’il le soit ou non en réalité. Les mots sont inutiles au geste du corps et de la main permettant de s’emparer d’une cuiller, et ils ne l’accomplissent évidemment pas – à nouveau, l’énoncé n’est pas un performatif explicite ; en revanche, ils permettent l’accomplissement de l’action d’agir intimement à une table de restaurant, qui ne peut pas s’accomplir sans eux, et qui est une action immédiate, indépendante de l’effet que les mots peuvent avoir sur l’interlocuteur. L’énoncé transforme ce qui n’était que le geste de priver quelqu’un de sa cuiller en spectacle d’intimité.

16De même, lorsque quelqu’un a l’habitude d’user d’une ressource collective (les capsules de café) sans les remplacer et déclare, en s’approchant une fois de plus du matériel, tiens j’vais me faire un café, il transforme son geste en une action ponctuelle, voire exceptionnelle, en inspiration du moment – et par là même agace ses collègues. L’énoncé communique un contenu comme :

je remarque qu’il y a des capsules permettant aux gens qui occupent ce bureau de se faire un café et donc je décide de me faire un café

17Assemblé au geste de se faire un café, ce contenu le sémantise et le transforme. L’action diffère ici fortement du geste par son inscription dans le temps : le geste est en fait habituel, l’action prétend être spontanée. C’est là le rôle de l’énoncé, qui ne répond à rien et n’attend aucune réponse. Niée linguistiquement dans le cours de sa sémantisation, la répétition du geste est l’enjeu de l’action.

18On aura remarqué que les énoncés réalisant les trois transformations d’un geste non verbal en action que nous avons examinés sont tous à la première personne et au présent grammatical (y compris je vais me faire un café), comme les énoncés qui ont les premiers attiré l’attention d’Austin et qu’il a appelés performatifs. Ni les uns, ni les autres ne sont descriptifs. Notre propos n’est en effet pas de dire que la langue, de manière générale, construit le monde, transformant les atomes désordonnés qui le constituent en êtres intelligibles. A la suite d’Austin, nous ne regardons pas nos énoncés comme étant à propos du monde ; nous les regardons comme appartenant au monde, comme accompagnant des actions non verbales dans le monde, et nous nous interrogeons sur les actions qu’ils permettent, les gestes qu’ils sémantisent. Ce que nous défendons ici, c’est que l’acte illocutoire n’est qu’un cas particulier de sémantisation d’un geste, à savoir du geste verbal. Les trois exemples oraux qui précèdent sont des exemples de sémantisation d’autres gestes que le geste verbal.

3 | Peut-il exister une sémantisation à l’écrit d’un geste non verbal ?

19Revenons à notre problème d’origine : comment comprendre un énoncé du passé ? Suffit-il de saisir son sens pour comprendre l’action qui était menée avec lui ? Quelles divergences peuvent se produire ? Nous avons vu qu’à l’écrit comme à l’oral les énoncés pouvaient ne pas être attribués et, à la place, participer à une activité purement langagière – l’indistinction matérielle des deux cas per|mettant l’erreur – voire être des faire-semblants, faire semblant de donner un ordre par exemple. Une nouvelle question apparaît maintenant : se peut-il qu’à l’écrit, comme nous venons de le voir pour l’oral, un autre geste que le geste verbal soit sémantisé ? Nous allons voir que seul le geste verbal peut cette fois être sémantisé mais qu’il peut l’être de plusieurs manières et ne pas constituer, en particulier, l’acte illocutoire prévu par le sens de l’énoncé. A nouveau l’action est alors différente de ce que l’énoncé dit qu’elle est.

20Notre exemple est un texte laissé, sur un morceau de papier, derrière l’essuie-glace d’une voiture en stationnement, par un automobiliste qui l’a endommagée. Le texte est le suivant :

je fais croire que je vous laisse mon numéro de téléphone car je viens d’abîmer l’aile de votre voiture et on me regarde

21Admettons que ce texte soit « un vrai », admettons qu’un tel papier ait été trouvé sur un pare-brise – c’est sur un site de blagues que nous l’avons lu, pour notre part. On commencera par noter que, de fait, cet écrit n’est pas signé. Seul le geste verbal, ici un geste graphique, est présent à travers la trace écrite qu’il a laissée et c’est lui, on va le voir, qui va être sémantisé, même si l’identité de l’auteur du geste reste inconnue.

22Commençons par l’analyse linguistique. Le contenu de l’énoncé est complexe car il décline plusieurs éléments de la signification de faire croire. Le locuteur communique par exemple qu’il ne laisse pas son numéro de téléphone. Il communique quelque chose comme :

je viens d’abîmer l’aile de votre voiture pourtant je ne vous laisse pas mon numéro de téléphone

23Il déclare également que c’est par lâcheté, voire par un curieux conformisme, qu’il fait tout de même semblant de laisser son numéro de téléphone. Il dit :

on me regarde donc je leur fais croire que je fais ce qui est attendu

24Le contenu de l’énoncé est donc riche. Il s’accompagne par ailleurs d’une description de l’énonciation linguistique, de la manière de dire du locuteur. La conjonction car marque ainsi que le locuteur est actif. Il asserte son effort persuasif et manifeste qu’il asserte, qu’il le dit avec l’objectif de faire savoir. Est communiqué quelque chose comme :

je vous dis que je fais croire que je vous laisse mon numéro de téléphone pour que vous le sachiez

25Qu’en est-il maintenant des actions avec les mots ? On commencera par remarquer que, s’il s’agissait seulement de faire croire quelque chose à des spectateurs, de les tromper, l’automobiliste aurait pu gribouiller. En communiquant un sens au propriétaire de la voiture endommagée, il a fait plus : il a plaisanté. Nous ne disons pas que le locuteur plaisante : lui, il asserte. Nous disons que l’automobiliste a plaisanté. Il a construit une situation ironique, contradictoire : à la fois auto-dérision, connivence avec son interlocuteur, et mépris de l’intérêt de ce dernier.

26D’abord, on peut dire que l’automobiliste a ouvert une conversation avec le propriétaire de la voiture. Il ne l’a pas informé du fait qu’il trompait les spectateurs de son geste, il l’a entraîné dans la moquerie envers eux. Il ne s’est pas attribué l’assertion du locuteur, il a eu une activité purement langagière consistant à partager une bonne plaisanterie. La seule information qui pourrait intéresser le propriétaire de la voiture serait en effet le numéro de téléphone de l’automobiliste, et il voit bien que ce numéro n’est pas là ; pourquoi l’informer de cette absence, pourquoi lui faire savoir que des spectateurs qu’il ne connaît pas ont été trompés ? Tout cela ne se comprend qu’en conversation, à l’intérieur de la parole.

27L’automobiliste, donc, n’a rien asserté. Bien au contraire, il a fait en sorte de montrer son geste graphique et a manifesté qu’il ne le sémantisait pas en assertion. Il s’est comporté en cela comme l’enfant insolent de tout à l’heure qui chantonnait je m’excuse. L’enfant manifestait qu’il ne sémantisait pas son geste verbal et n’assumait pas l’excuse. L’automobiliste manifeste ici qu’il ne sémantise pas son geste verbal et n’assume pas l’assertion. Chez l’enfant, c’était de l’insolence. Chez l’automobiliste, cela ressemble à de l’arrogance, car la plaisanterie est partagée avec la personne même qui au bout du compte est lésée : le propriétaire de la voiture.

28Mais ce n’est pas tout. Car cet écrit est tout de même bien l’occasion d’une sémantisation : celle du geste de l’automobiliste, penché sur la voiture endommagée, un crayon à la main. Ce geste est bien transformé par le texte écrit en action : il s’agit de la supercherie d’un individu craignant le qu’en dira-t-on, ce que ce geste, à lui seul, ne montrait pas aux spectateurs. Il n’a donc pas été sémantisé par l’énonciation linguistique qui décrit le locuteur comme assertant. Mais il a été sémantisé par le contenu linguistique qui le présente comme l’effort un peu minable d’un trouillard – alors même que le locuteur, lui, revendique plutôt fièrement sa transgression – pour faire croire aux spectateurs qu’il laisse son numéro de téléphone. En cela, cet exemple ressemble au cas du collègue articulant tiens je vais me faire un café. Dans les deux cas, le contenu linguistique est utilisé pour sémantiser un geste et le transformer en action. Dans le cas du collègue, le geste en question est son mouvement vers les dosettes de café qu’il transforme en geste inhabituel et par là même justifié. Dans le cas de l’automobiliste, c’est son geste de tracer des lettres qu’il transforme, par un énoncé au présent et à la première personne, en auto-dérision.

29Ainsi, l’écrit n’est pas seulement le lieu d’actes illocutoires, il permet d’autres sémantisations. Mais ce n’est pas n’importe quel geste qu’il permet de sémantiser. Il s’agit toujours, comme dans le cas des actes illocutoires écrits, du geste graphique. Notre thèse générale ne sera donc pas que l’écrit est seulement l’occasion d’actes illocutoires, d’activités langagières, ou de faire-semblant. Ce que nous soutenons, c’est que l’écrit permet de sémantiser seulement le geste verbal, soit par la description que l’énoncé lui-même donne de l’énonciation linguistique, soit par les autres contenus linguistiques. Dans le premier cas, il y a acte illocutoire ; dans le second, non. Le sens communiqué ne peut sémantiser que le geste graphique. En cela, l’écrit, à la différence de l’oral, instaure un lien privilégié entre l’acteur et le geste verbal. Un écrit du passé témoigne toujours d’abord de cette spécificité de l’écriture.

4 | L’écriture : action passée ou action future ?

30Nous nous proposons d’aborder ici une dernière question, qui va nous permettre de mettre en évidence un type de parole propre à l’écrit, car il tient compte du fait que ce qu’on lit n’est pas produit au moment où on le lit mais est le résultat d’un événement passé dont l’écrit est, dans cette mesure, la trace.

31Ce phénomène a été souvent analysé (Cohen 1997, 2013) comme une cause de retard dans l’action entreprise par celui qui écrit (ou, plus précisément, par celui qui agit avec cet écrit – le signataire, dirait Austin). Les ordres des généraux, des dirigeants, lorsqu’ils étaient transmis par lettre, seraient advenus seulement lorsqu’ils étaient lus. Une telle approche pose cependant problème lorsque l’on pense, c’est un peu macabre, que l’auteur a pu mourir avant que l’écrit ne parvienne au destinataire. Imaginons que Pierre écrive, sur une carte, à Marie je serai là dimanche pour me promener avec toi, et meure, disons dans un accident, avant que la carte n’arrive. Ce n’est pas au moment de la lecture de Marie que le geste verbal de Pierre se sémantise : mort, Pierre n’effectue aucun acte illocutoire. Son geste s’est sémantisé alors même qu’il l’effectuait. C’est en écrivant, au moment même de son écriture, que Pierre s’est attribué je serai là dimanche pour me promener avec toi et a annoncé son retour à Marie. Sa carte est un résultat de cet acte illocutoire et c’est ce résultat que Marie reçoit et lit. Plus banalement, l’énoncé écrit je lègue ma montre à mon frère, que le notaire lit à l’ouverture du testament, est la trace de l’événement passé que constitue le legs de la montre. C’est dans le passé, lorsqu’il était vivant, que le mort a légué sa montre en s’attribuant je lègue ma montre à mon frère ; l’écrit est la preuve de cet événement passé ; la lecture par le notaire a pour effet de transférer la montre dans le domaine du frère – et non de la léguer. Il en va encore ainsi de tous les exemples d’écrit que nous avons jusqu’ici étudiés, qu’il y ait ou non sémantisation du geste d’écriture. C’est au moment où le doctorant a écrit Mille excuses, je n’étais pas content de mon texte. Vous le trouverez en PJ. qu’il s’est excusé ou a simplement répondu linguistiquement à son directeur de thèse. Ce que l’enseignant reçoit et lit, c’est le résultat de la parole de son étudiant, la preuve de cette parole, et non l’activité de parole elle-même. De la même manière, les lettres de cachet étaient (et sont aujourd’hui) les traces d’activités passées du roi, dont il restait à Bussy-Rabutin à comprendre s’il s’agissait d’actes illocutoires ou de pures activités langagières. Toute une famille d’écrits sont ainsi la trace d’un acte de parole passé, effectué grâce à ces mots mêmes. Ce n’est pas ce phénomène qui va nous intéresser maintenant.

32Ce qui va nous intéresser, c’est le fait que, jouant avec le temps, l’écriture peut jouer avec celui qui parle. Nous réfléchirons sur l’exemple d’un écriteau qui est fixé au-dessus de la porte du cimetière de Les Salles-du-Gardon et sur lequel on peut lire :

Nous avons été ce que vous êtes. Vous deviendrez ce que nous sommes. Priez pour nous

33Nous ne sommes pas ici, en effet, dans le même cas que celui de la carte postale. Cet écrit n’est pas la trace d’une action passée effectuée avec ces mêmes mots. Personne ne s’est jamais attribué dans le passé Nous avons été ce que vous êtes. Vous deviendrez ce que nous sommes : les morts de Les Salles-du-Gardon ne parlent pas actuellement, et, lorsqu’ils étaient vivants, ils n’ont pas non plus dit Nous avons été ce que vous êtes. Comment comprendre alors l’écriteau ? Quelle action avec ces mots peut-on reconnaître ?

34Commençons par rappeler que nous distinguons le locuteur d’un énoncé de l’acteur parlant qui agit avec les mots. Les énoncés de l’écriteau ont un locuteur, éventuellement collectif, qui communique divers contenus comme :

Nous avons été comme vous pourtant nous ne le sommes plus Vous n’êtes pas comme nous pourtant vous le serez

35Plus précisément, comme c’est fréquent pour les écritures exposées, le lieu où les énoncés se trouvent est à prendre en compte pour comprendre leurs contenus. L’écriteau de Les Salles-du-Gardon communique en fait :

Nous avons été vivants pourtant nous ne le sommes plus Vous n’êtes pas morts pourtant vous le serez

36Indiquons que les « pourtant » ne signalent pas que, selon le locuteur, il y a une bizarrerie à mourir mais seulement que la mort, selon le locuteur, est un changement d’état. L’énoncé communique donc que le locuteur est mort. Il est mort et il parle puisqu’il a une activité énonciative, qu’il décrit par quelque chose comme :

Vous êtes nos semblables donc nous vous demandons de prier pour nous

37Cela ne produit aucune contradiction dans le sens : il n’est pas inscrit dans la signification de demander de prier que son sujet grammatical soit un être vivant. Il n’y a là aucune figure et c’est pourquoi on a vraiment l’impression que les morts nous parlent. Mais, insistons, c’est seulement ce que nous communique l’énoncé : l’énoncé nous dit que des morts nous parlent ; nous, linguistes aussi bien qu’historiens, nous savons faire la différence entre ce que le locuteur dit et ce qui est.

38Est-ce que cela signifie que les morts ne sont en rien responsables de l’écriteau ? N’ont-ils rien fait ? On peut en fait comprendre l’écriteau de deux manières. La première interprétation, plus simple, est que c’est le conseil municipal du village qui a choisi cet écriteau. Nous la laisserons de côté. L’interprétation, plus intéressante pour nous et que nous retiendrons, est celle sous laquelle ce sont bien les morts du village (ou des morts du village) qui ont, dans le passé, lorsqu’ils étaient vivants, décidé qu’après leur mort, on fixerait cet écriteau sur la porte du cimetière. C’est nettement l’impression qu’on a lorsqu’on lit ce type de formule sur la tombe d’une seule personne. Et on peut l’avoir à nouveau ici. L’écriteau peut avoir été imaginé, choisi, payé par un groupe de personnes, mortes maintenant.

39Sous cette interprétation, ce sont eux, les morts, qui ont décidé que nous lisions cet écriteau, qui ont décidé qu’il nous soit communiqué maintenant qu’ils attendent nos prières. Ils ont fait une action pour cela. Mais cette action, ils ne la font pas maintenant et elle ne consiste pas à nous demander de prier. Ils l’ont faite lorsqu’ils étaient vivants et elle a consisté à faire l’acte illocutoire de vouloir que soit écrit Nous avons été ce que vous êtes. Vous deviendrez ce que nous sommes. Priez pour nous. Ce qu’ils ont dit, c’est l’énoncé :

nous voulons que soit écrit à la porte du cimetière « Nous avons été ce que vous êtes. Vous deviendrez ce que nous sommes. Priez pour nous »

40C’est au moyen de ces mots, et non au moyen de ceux de l’écriteau, qu’ils ont agi.

41On comprend la différence avec le cas de la carte postale dont l’auteur, Pierre, s’était attribué je serai là dimanche pour me promener avec toi, avait dans le passé utilisé le sens de ces mots pour sémantiser son geste d’écriture, avait parlé dans le passé : les mots écrits sur la carte étaient la trace de leur utilisation passée. Ici par contre, les mots écrits sur l’écriteau ne sont pas la trace de l’utilisation passée de leur sens ; ils ne sont pas la trace de leur assertion passée, ou de leur simple utilisation langagière. Ils sont le résultat d’un autre événement, à savoir une demande : la demande que soit peinte à la porte du cimetière une certaine suite de caractères.

42Mais un problème persiste. Tout ce que nous venons de dire vaudrait pour une pancarte représentant le soleil, des anges et un homme barbu ; elle aussi serait le résultat d’une demande passée. Il y a plus ici. Il y a des mots, que nous lisons, qui nous font sourire, penser, rejeter ou accepter l’idée de notre propre mort, et cela a été voulu par les morts de Les Salles-du-Gardon. Nous admettrons que cette conversation, cette parole qui se produit à la lecture, est de la parole non attribuée, de l’activité purement langagière. Cette dernière, pour avoir lieu, n’a en effet pas besoin des deux interlocuteurs. Lorsqu’un parent, en regardant son enfant, prononce je suis le plus mignon bébé du monde, il partage avec ce dernier une conversation purement langagière. Le bébé ne fait aucun acte illocutoire, il n’est responsable d’aucune activité langagière, il est seulement le locuteur d’une parole dont le parent est l’interlocuteur. Lorsqu’une amie, arrivant avec son nouveau chien, articule, en me regardant, les mots je m’appelle Jeffrey, elle crée une conversation entre son chien et moi. Le chien ne fait aucun acte illocutoire, il est seulement le locuteur d’une conversation, matérialisée par mon amie, et dont je suis l’interlocutrice. Il en va de même pour l’écriteau. Ceux qui l’ont commandé ont fait en sorte que, lorsque nous lisons ces mots, advienne une conversation entre eux, morts, et nous. Les morts ne font aucun acte illocutoire ; ils sont seulement locuteur d’une parole dont nous, lecteurs, sommes les interlocuteurs. Cette situation à l’écrit se produit quotidiennement. Si, rentrant de voyage, je trouve sur la table de la cuisine un mot de ma compagne tu as de quoi déjeuner dans le frigidaire, cet énoncé n’est la trace d’aucune assertion passée – c’est bien maintenant, au moment de ma lecture, que j’ai de quoi déjeuner dans le frigidaire. Ma compagne n’a même pas laissé la trace d’une activité langagière préalable à la lecture. Elle a fait en sorte, activement, que je trouve un mot dont le locuteur asserte « tu as de quoi déjeuner ». Elle a fait en sorte, en écrivant avec soin, que j’aie une conversation aimante avec elle en son absence.

43Il existe ainsi au moins deux sortes d’écrits : ceux qui sont la trace d’une action passée avec les mots écrits et ceux qui rendent possibles, par leur lecture, des activités futures avec les mots écrits. Ce qui distingue les deux cas, c’est le moment de la parole. Dans le premier cas, l’action passée peut être un acte illocutoire ou une activité purement langagière, selon qu’il y ait eu, ou non, sémantisation du geste verbal. Dans le second cas, la lecture actualise une activité purement langagière, qui ne nécessite pas la présence de celui qui a choisi les mots. Ce qui les distingue également, c’est le fait que dans le second cas, des choses ont été écrites qui ne peuvent pas être dites à l’oral, le fait qu’on a eu recours à l’écriture précisément pour la possibilité qu’elle offre de rendre possibles des activités futures avec les mots qui ont été écrits. Dans le cas de l’écriteau, une autre propriété de l’écriture a même été prise en compte, la possibilité, pour les mots écrits, d’être publiés, en l’occurrence par l’affichage ; lorsque l’écriteau a été commandé, il a été prévu que n’importe quel lecteur, n’importe quel passant puisse entrer en conversation avec les morts du bourg, sourire, penser avec eux, admirer leur esprit. Cette précision fait partie de l’événement qu’a été la demande, la commande d’un écriteau portant une certaine suite de caractères.

44Différents, les deux cas partagent cependant le fait que quelqu’un a choisi les mots. Une dernière étude va nous permettre de réfléchir à la présence de cet événement dans le sens, celle de deux lettres, deux « dernières lettres », écrites par des gens qui savaient qu’ils allaient bientôt mourir.

45Le premier exemple date de la première guerre mondiale. Certains soldats, se sachant mourants, écrivaient à leur famille aujourd’hui je suis mort (Trévisan 2003). L’exemple est semblable à celui de l’écriteau que nous venons d'étudier. L’énoncé n’est pas arrivé en retard. Le soldat a au contraire, volontairement, rendu possible une conversation future entre lui, mort, et sa famille : c’est bien dans le présent de leur lecture que les lecteurs comprirent aujourd’hui je suis mort. L’événement passé qui a permis cette lecture n’est donc pas l’acte illocutoire aujourd’hui je suis mort, ni même l’activité langagière que permettent ces mots, mais le seul geste scriptural du soldat. Ce geste n’était en aucune façon de la parole ; c’était un geste matériel permettant seulement la lecture future, la conversation non attribuée future. Il n’en est pas moins visible pour les lecteurs, et poignant, car il nous montre le soldat écrivant des mots au moment où il a été certain que sa mort était proche, mettant des mots durables dans l’événement de sa mort ; faisant, ainsi, de sa mort par la main d’autres hommes une action, disons de témoignage (Carel et Ribard 2016, 2019).

46Cette dimension se retrouve dans la lettre que Missak Manouchian a écrite à sa femme et qui commence par Dans quelques heures, je ne serai plus. A la différence de la lettre du soldat, la lettre de Manouchian est la trace d’actes illocutoires passés. Manouchian s’attribuait je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et par là même militait. Mais cette lettre nous montre également quelqu’un qui, au moment de sa mort, dans l’événement de sa mort, militait. Tandis qu’au moment de sa mort, le soldat, en quelque sorte, découvrait l’écriture, Manouchian, lui, l’a mise au service de la cause pour laquelle il militait jusqu’au dernier moment. Il a ainsi rendu possible ce qu’a fait Aragon avec sa lettre, de la poésie.

5 | Conclusion

47Parler, écrire sont des gestes parmi d’autres gestes que nous accomplissons. Demandant une certaine énergie, suscitant une certaine attention, occupant un certain temps et un certain espace, ces gestes sont d’abord une activité. Parler, écrire, c’est faire quelque chose – c’est avoir une activité langagière qui, dans le cas de l’écriture, laisse des traces. La découverte par Austin des actes illocutoires a eu pour résultat un peu paradoxal de masquer cette activité, puisque, selon lui, lorsqu’on ne fait pas aboutir un acte illocutoire, on ne fait rien. Nous avons montré dans cet article que nombre de gestes verbaux non seulement étaient des gestes, constituaient une activité, mais étaient aussi des actions en rapport avec le sens des énoncés ainsi produits, sans être des actes illocutoires. Dire ou écrire, c’est toujours faire quelque chose, ce peut être faire quelque chose.

48Ce quelque chose, c’est l’action. Non seulement nos mots existent en vertu d’une certaine activité, mais ils sont capables de transformer des gestes en actions : le geste même de les prononcer ou de les écrire mais aussi, à l’oral, d’autres gestes que la prononciation accompagne. Ecrire, en revanche, c’est faire exister des mots qui vont tout de suite cesser d’accompagner les gestes qui accompagnaient celui de les rédiger. L’oral permet de sémantiser d’autres gestes que le geste verbal, alors qu’à l’écrit seul le geste verbal est sémantisable : c’est là une différence fondamentale.

49Nous en avons vu une autre : c’est ce que nous avons montré pour finir. Un écrit n’est pas forcément la trace d’une utilisation passée de ses mots selon le sens qu’ils forment. Il peut avoir été écrit pour devenir, pour le lecteur, l’occasion d’une interaction langagière, d’une activité langagière avec un locuteur sans réalisation concrète, sans sujet parlant vivant.

50Réfléchir en rapprochant et en différenciant des cas d’énoncés écrits et d’énoncés oraux permet ainsi de proposer un retour sur les notions de performatif et d’illocutoire qui devient nécessaire dès lors qu’on veut comprendre les actions verbales telles qu’elles sont réellement accomplies dans le monde – dans l’histoire.

    Notes

  • 1 On pourrait opposer à Fraenkel que lorsqu’Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan disent tous les quatre en même temps Un pour tous, tous pour un !, ils s’engagent individuellement mais aussi collectivement.

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