Le charme discret des blancs

La ponctuation "blanche" entre histoire et style dans la littérature italienne moderne et contemporaine

Elisa Tonani

Dans cet article on considère differents types de blancs dans la littérature italienne du XIXe siècle jusqu’à nos jours, et en particulier on focalise l’attention sur les fonctions sémantiques que les blancs de division en paragraphes peuvent recouvrir : blancs qui créent des frontières entre le texte verbal et le texte visuel ; blancs qui recréent la mise en page d’autres types de texte (lettres, pages de journaux...) ; blancs doués d’une fonction plus strictement narrative (dans la mesure où ils indiquent des ellipses spatio-temporelles, des changements de scène, etc.) ; blancs qui signalent des suspensions, en montrant d'une part le non-dit qui menace ce qui est dit et en révèlant d'autre part une pluralité de sens et d'interprétations.

Publication details

DOI: 10.19079/lde.2019.1.6

Full citation:

Tonani, E. (2019). Le charme discret des blancs: La ponctuation "blanche" entre histoire et style dans la littérature italienne moderne et contemporaine. Linguistique de l’écrit 1.

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1Dans l’aire linguistique italienne, aborder les textes, même littéraires (romanesques et poétiques), du point de vue de la ponctuation « blanche »1 est encore une approche novatrice, qui implique de se référer aux modèles et aux points de repères constitués par les études françaises (qui ont jeté les bases dans les années soixante-dix, mais qui ont cessé d’être des exceptions seulement depuis le nouveau millenaire).2

2Il y a eu un progrès dans la théorie grammaticale et dans la pratique d’enseignement de la ponctuation3 en Italie grâce à l’introduction de la fonction « textuelle »,4 qui – au-delà des fonctions phonique et syntaxique – permet de saisir l’usage des signes dans sa dimension réelle, pragmatique, prenant en charge l’implicite et l’inférence qui résident dans tous les échanges de communication. Mais pour ce qui relève des blancs, au contraire, on n’a pas suffisamment exploité cette perspective textuelle qui nous permettrait de saisir que les silences, les sous-entendus, les non-dits, les ellipses, les réticences passent aussi par la mise en page. Il ne faut pas les chercher seulement à l’intérieur des mots ou, dans le meilleur des cas, entre un mot et l’autre (dans des signes de ponctuation tels que les points de suspension, les deux-points…), c’est-à-dire qu’il ne faut pas les chercher seulement en correspondance avec le signe graphique, car ces différentes formes de silence se cachent aussi bien dans les espaces blancs, où l’absence de signe graphique n’est pas une absence de ponctuation, comme Meschonnic l’a montré :

Il faut partir, si on veut comprendre quelque chose à une poétique de la ponctuation, d’une distinction qui n’est pas faite communément entre ponctuation et signes de ponctuation.
[…]
Ce qui a certainement contribué à empêcher de voir la distinction entre ponctuation et signes de ponctuation est la sujétion même de la notion de ponctuation à l’étymologie latine du mot, punctum, trace de pointe en creux sur la tablette. Mais si on s’en détache pour observer que le mot en grec pour dire ce dont il s’agit est diastizein, chez Aristote […], on comprend que diastizein désigne l’intervalle et le lien, tous deux ensemble. Par là, il apparaît qu’un blanc est une ponctuation, sans être un signe écrit. Il en a toutes les fonctions – la tension entre disjoindre et conjoindre, séparer et unir à la fois. Dès les hiéroglyphes et les cunéiformes, des blancs jouaient ce rôle.
Ainsi un blanc n’est pas une absence de ponctuation, tout en étant une absence de signe graphique de ponctuation.
(Meschonnic 2000: 289-290)

3La ponctuation en général et les blancs en particulier ont tendance à passer inaperçus, insaisissables bien qu’ils soient omniprésents dans le tissu du texte, comme l’ont déjà remarqué Theodor W. Adorno (2004 : 42) : « esprits bienveillants dont la présence désincarnée nourrit le corps de la langue », et Jacques Dürrenmatt (1998 : 5) : « procédures essentielles à la mise en œuvre, expressions mêmes du génie de l’auteur, idéales lorsqu’elles se font apparemment oublier pour se manifester en vérité dans le plaisir produit ».

4Parmi les formes de ponctuation, les blancs sont les plus discrets. Et cela produit le premier paradoxe, si l’on pense qu’ils sont les plus liés à la perception visuelle, comme Ugo Dionne l’a écrit à propos de l’espace interchapitral :

Il y a un paradoxe de la disposition romanesque. Tout en apparences, tout en ostentation, elle n’est pas pour cela moins discrète ou moins pudique. C’est en s’offrant tout entière au regard, en affichant sans réserve l’appareil qui la signale et la désigne, qu’elle passe le plus sûrement inaperçue. (Dionne 2008: 9)

5Si, d’un côté, les blancs paient leur discrétion en termes de marginalisation par les études littéraires, linguistiques et typographiques, de l’autre côté « ce caractère insignifiant est l’élément vital de la ponctuation », son « essence » (Adorno, 2004 : 42), son pouvoir de fascination (ils signifient beaucoup plus qu’ils ne déclarent).

6Les études et la pratique littéraires nous montrent qu’il faut considérer la « ponctuation blanche » comme une entité plurielle, à l’intérieur de laquelle on peut distinguer plusieurs marques écrites blanches (« les blancs ») : « blanc intralinéaire » (voire « blanc interlexical ») et « blanc interlinéaire » ; « blanc de mise en texte » et « blanc de mise en page » dans le domaine de l’écrit imprimé ;5 sans compter les divers sous-types de blanc, tels que les cinq « unités blanches » que Favriaud (2011) envisage dans la poésie en vers. Mais cette pluralité relève autant de la forme typographique extérieure que du niveau sémantique : de nombreux sens sont déclenchés par les blancs (il suffit de penser aux différents degrés de suspense évoqués par le blanc interlinéaire, allant de la mise en relief à l’inachèvement des mots qui le précèdent).

7C’est ce deuxième type – sémantique – de pluralité que je voudrais suivre, à travers des tendances les plus significatives, voire des exemples paradigmatiques des usages et des fonctions que les blancs peuvent prendre dans la littérature italienne (et en particulier dans la prose narrative et dans la poésie) du XIXe au XXe siècle, et jusqu’à nos jours.

1. Blancs signes de l’histoire

8Avant d’entamer ce parcours, une remarque préliminaire : les blancs ont un fondement et une valeur historiques (« Bien davantage que la signification ou la fonction grammaticale, c’est l’histoire qui s’est sédimentée dans les signes de ponctuation » – avertit Adorno (2004 : 43) – et dans les blancs, peut-on ajouter), comme en témoigne le développement diachronique qui donne à voir l’accroissement de leur présence dans la littérature de la moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours, mais aussi l’évolution et la spécialisation de leur fonctions.

9Depuis la modernité, les blancs jouent un rôle structurant inconnu auparavant, mis au jour, d’une part, par la progressive codification de la mise en page du discours direct6 et, de l’autre, par l’affirmation des blancs de division structurale dans le roman moderne et contemporain.

10Du XVIIIe au XIXe siècle c’est le roman “chapitré” qui s’impose aux dépens des autres dispositifs de gestion de la structure textuelle, au point que, depuis le début du XIXe siècle, ce qui s’impose à l’attention c’est son absence plutôt que sa présence :

le chapitre a […] perdu […] tout caractère remarquable. Ce sont désormais l’écriture coulée, les interminables paragraphes d’un Beckett, d’un Bernhard, d’un Sollers ou d’un Simon qui marquent l’effort stylistique, le projet de s’écarter de la “norme” largement chimérique qu’auraient imposée les grands romanciers réalistes. La densité sémantique du système chapitral pèse moins lourd que l’anomalie de son absence. (Dionne 2008: 9)

11Depuis la seconde moitié du XIXe siècle le dispositif romanesque met en place des segments plus courts du chapitre identifiés par des sauts de ligne (au moins deux retours à la ligne) avec alinéa, quelquefois avec cul-de-lampe, filet, bandeau, etc.

12Voici quelques exemples de blancs interlinéaires – blancs entre les paragraphes – dans des textes imprimés, produits et reçus comme littéraires, appartenant donc au genre romanesque et poétique de la tradition littéraire italienne moderne et contemporaine.

2. Blancs illustratifs

13Certains blancs pourraient être appelés “illustratifs” puisqu’ils accueillent des images qui illustrent le niveau discursif, pas nécessairement en le complétant avec quelque chose qui n’est pas dit, mais plutôt en le décrivant par un changement de code représentatif, c’est à dire au moyen du langage visuel.

14Dans l’œuvre qui a fondé le genre romanesque en Italie, I Promessi Sposi d’Alessandro Manzoni, les interruptions figuratives, ajoutées à l’édition de 1840, instaurent une pause qui amplifie l’emphase. Dans des cas comme ci-dessous (fig. 1), en particulier, les images contribuent au processus de mise en valeur et de pathos qui relèvent même du plan discursif. Ces blancs qui entourent les figures sont passibles de traitements beaucoup plus audacieux que ceux qui sont réservés aux simples blancs interlinéaires : parfois ils se situent au milieu de phrases qu’ils interrompent (par exemple entre le verbe et ses arguments : «ma non vide // nessuno») et jouent donc un rôle important dans la création de suspense.

Figure 1. Page de I Promessi Sposi d’Alessandro Manzoni

3. Blancs mimétiques

15Au XIXe siècle surtout, un usage courant des blancs est celui qui consiste à imiter la disposition de la page caractéristique d’autres types textuels (épîtres, pages de journaux intimes, etc.) en permettant l’insertion et l’agencement de ces fragments discursifs hétérogènes. Voici deux exemples tirés respectivement de Fede e bellezza (1840) de Niccolò Tommaseo (où la mise en page d’une lettre interrompt la diégèse : fig. 2) et de Il piacere (1889) de Gabriele D’Annunzio (qui reprend la mise en page du journal intime de l’un des personnages féminins : fig. 3) :

Figure 2. Page de Fede e bellezza de Niccolò Tommaseo
Figure 3. Page de Il piacere de Gabriele D’Annunzio

4. Blancs narratifs

16Une autre fonction typique des blancs est de permettre le passage d’un bloc textuel à un autre, en représentant une ellipse ou un changement de scène : l’introduction de nouveaux personnages, le passage du temps, le changement d’espace, la transition d’une situation énonciative à une autre (de la diégèse au discours direct), etc., comme cela arrive typiquement dans les romans structurés de manière traditionnelle : un exemple parmi d’autres est celui de Piccolo mondo antico (1895) d’Antonio Fogazzaro (fig. 4 et 5).

17Cet exemple permet de voir comment le blanc, souligné par des astérisques qui forment un triangle, pose problème même dans un cas si traditionnel : en se plaçant à quelques lignes de la fin du chapitre, à son tour signalé par un cul-de-lampe, le blanc nous oblige à examiner son statut par rapport à la division du chapitre. Pourquoi une interruption mineure si près de la division majeure du chapitre est-elle rendue nécessaire ? De quelle valeur est-elle chargée ?

18Se distinguant de la division en chapitres qui a plutôt à faire avec la structuration narrative, le blanc interlinéaire, même quand il partage cette fonction narrative, la plupart des fois amplifie, comme un écho, les derniers mots sur lesquels le paragraphe se clôt, en leur donnant un relief majeur, une résonance, un pathos, parfois un effet de mystère et de suspense, sur lesquels on reviendra plus bas.

Figure 4. Page de Piccolo mondo antico d’Antonio Fogazzaro
Figure 5. Page de Piccolo mondo antico d’Antonio Fogazzaro

19Espace fonctionnel, auxiliaire, ancillaire, voué au service de la structure du texte, ce type de blanc ne cesse cependant pas d’être, en même temps, un espace de séduction, de fascination.

20Des cinq espaces blancs qui sont gardés dans la deuxième édition du roman « vériste » de Giovanni Verga Mastro-don Gesualdo (1889) par rapport à la première édition du 1888 (où huit divisions pouvaient être comptées), quatre se suivent à très peu de distance, en scandant les étapes de la séduction d’un jeune baron par une actrice intéressée par son argent et marquant l’opposition entre les attentes idéalistes du jeune noble et la misère de l’échange sexuel.

21Le dernier blanc de cette suite (le quatrième du roman : fig. 6) circonscrit seulement deux lignes, qui citent ironiquement un proverbe misogyne. Ce dernier paragraphe, isolé entre le blanc et la fin du chapitre, déclenche pourtant « un effet de distanciation soudain, de réduction du jeu théâtral et de ses températures passionnées du point de vue de l’expérience populaire » (Mazzacurati in Verga, [1889] 1992 : 272).

22Encore une fois la seule apparition d’un espace blanc suffit pour ajouter du sens au texte, au-delà de ce que les mots véhiculent.

Figure 6. Pages de Mastro-don Gesualdo de Giovanni Verga

5. Blancs « suspensifs »

23Si habituellement la représentation typographique de la figure de la suspension est confiée aux points de suspension, il y a aussi des cas où c’est un blanc qui, seul ou accompagné par ces signes, introduit la discontinuité dans la linéarité, en mettant en scène le processus même de l’écriture, avec ses pauses, interruptions, interférences, doutes. C’est le cas d’un blanc, précédé par des points suspensifs, qui interrompt momentanément la rédaction d’une lettre dans Fede e bellezza de Niccolò Tommaseo (1840) (fig. 7) :

Figure 7. Page de Fede e bellezza de Niccolò Tommaseo

24Ou c’est le cas du blanc qui accompagne même des lignes pointillées dans le premier roman de Francesco Biamonti, L’angelo di Avrigue (1983), afin d’afficher l’ellipse du conte de la mort d’un personnage, autour de laquelle se construit le roman entier, et même le titre (fig. 8) :

Figure 8. Pages de L’angelo di Avrigue de Francesco Biamonti

25Le blanc suspensif met en scène la crise du langage discursif qui caractérise la modernité, la disparition du mot qui clarifie, l’ombre du non-dit, non dicible (l’autocensure dans le passage de Tommaseo, une sorte de pudeur, de silence respectueux du deuil dans Biamonti), non écoutable même quand il est dit.

26La suspension avec son implicite devient richesse d’interprétations, plurisignifiance, comme le montre la fin du poème Il vetrone de Giorgio Caproni : ici l’aposiopèse est confiée, plutôt qu’à des points de suspension, à un espace blanc énigmatique dans le vers de clôture, qui peut être comblé – comme le poète même l’a suggéré – par un verbe infinitif du type « oublier », ou par un syntagme nominal tel que « ces choses que tu (mon père) me reproches et que personne ne veut avouer ou dire », ou, de façon plus suggestive, avec une « incapacité » de la part du poète « de dire la plus évidente des raisons », et donc avec une perte de la voix : 7

Era mio padre: ed ora
mi domando nel gelo
che m’uccide le dita,
come – mio padre morto
fin dal ’56 – là
potesse, la mano tesa,
chiedermi il conto (il torto)
d’una vita che ho spesa
tutta a scordarmi, qua
dove «Non c’è più tempo,»
diceva, non c’è
più un interstizio – un buco
magari – per dire
fuor di vergogna: «Babbo,
tutti non facciamo altro
– tutti – che .

(Caproni 1998: 294-295)

6. Blancs et sens pluriels

27Nous arrivons ainsi au seuil de la valeur la plus riche et polysémique des blancs interlinéaires : leur puissance évocatrice, allusive, énigmatique ; leur capacité à combler le vide du discours, le silence, par une plénitude de sens pluriels qui préserve en même temps l’ambiguïté statutaire du langage ; leur tendance à mettre en relief le pathos, déjà exprimé par le niveau discursif, en concurrence avec les signes de ponctuation stricto sensu.

28Le blanc "poétique" dans le roman Il Fuoco (1900) de D’Annunzio (fig. 9 et 10) doit son originalité au fait de combiner des sauts spatio-temporels ou des ellipses dans la diégèse avec une valeur expressive, émotive : la pause fait résonner, tel un écho qui se répand dans toutes les directions, les derniers mots qui la précèdent. Dans la figure 9, le blanc apparaît à l’un des plus importants moments du roman, moment visionnaire dans lequel l’élément éponyme, le feu, se manifeste dans les jeux pyrotechniques de la Piazza San Marco à Venise.

29La figure 10 rend compte d’un espacement blanc qui s’interpose entre la rencontre dans le jardin de deux amants et l’échange de mots « après un long silence » (comme il est dit dans le texte), où plutôt la rupture dramatique et embarrassée du silence par la femme, quand ils se trouvent déjà dans l’alcôve et ont déjà consommé la nuit ensemble. Dans le blanc c’est donc le rapport sexuel qui est consommé, objet par excellence de réticence, de tabous, de refoulement.

30On notera également la dimension élargie de ces espaces blancs (plusieurs lignes vides entre un bloc de texte et l’autre), qui révèle, même d’un point de vue visuo-spatial, la valeur poétique dont ils sont investis.

Figure 9. Page de Il Fuoco de Gabriele D’Annunzio
Figure 10. Page de Il Fuoco de Gabriele D’Annunzio

31On est toujours dans la sphère des enjeux sémantiques du blanc si l’on passe du blanc “poétique” (à la forme et au souffle lyrique) de D’Annunzio au blanc “psychanalytique” de Pavese.

32Le blanc que l’on rencontre dans les romans de Cesare Pavese est en effet un blanc de "projection psychique", et en particulier est un blanc "défensif" (au sens psychanalytique de refoulement freudien), lié à la censure du tabou majeur de cet auteur, le tabou sexuel. En particulier, dans Il carcere (1948, le seul des romans de cet écrivain qui présente des blancs intrachapitraux à côté des blancs interchapitraux et des retours à la ligne), c’est dans l’espace blanc (fig. 11) qu’est consommé le rapport intime entre le protagoniste et une femme, ainsi qu’opère un fondu au noir dans le montage cinématographique. Le retour de la diégèse est le retour au destin de solitude sans rémission.

Figure 11. Page de Il carcere de Cesare Pavese

7. Ponctuation blanche et ponctuation noire

33Un aspect intéressant dans l’histoire des blancs est le rapport entre la ponctuation blanche et la ponctuation noire, d’un point de vue aussi bien quantitatif que qualitatif.

34Signes de ponctuation traditionnels et blancs suivent une parabole inversement proportionnelle au cours des derniers siècles, comme Pierre Reverdy le remarquait déjà en 1917 :

On a assez parlé de la suppression de la ponctuation. Il a aussi été question des dispositions typographiques nouvelles. Pourquoi n’est-il venu à l’esprit de personne d’expliquer la disparition de celle-là par les raisons qui ont amené l’emploi de celle-ci ? (Reverdy 1917: 2)

35Les blancs ont renforcé leur présence au fur et à mesure que la variété (et la complexité) des signes de ponctuation a commencé à s’évanouir.

36Du point de vue qualitatif, les blancs éclaircissent et revalorisent aussi bien le plan lexical du texte qui les entoure que la valeur de la ponctuation noire contiguë.

37Dans la poésie on peut signaler l’usage des blancs que fait Giorgio Caproni – même en rapport avec les signes de ponctuation : parenthèses, tirets, points – dans sa dernière production poétique (depuis Il muro della terra, 1975, et en particulier dans le recueil Il Conte di Kevenhüller, 1986). Dans des textes tels que Tutto, dans Il muro della terra, par exemple, on peut observer « l’introduction du blanc partout dans la page et non simplement pour “ceinturer” la strophe » (Giraudo, 2008 : 22) : le blanc est présent aussi pour entourer les vers et même pour couper les vers en deux moitiés disposées en étapes sur deux lignes consécutives ou – beaucoup plus rare – séparées davantage par un saut de ligne (fig. 12-13-14). La segmentation graphique-visuelle obtenue au moyen des blancs entre les vers s’accompagne d’une fragmentation syntaxique particulièrement visible donnée par des points qui séparent les formants nucléaires de la phrase.

Figure 12. Page de Il muro della terra de Giorgio Caproni
Figure 13. Page de Il muro della terra de Giorgio Caproni
Figure 14. Page de Il muro della terra de Giorgio Caproni

38À titre d’exemple extrême, se signalent deux pages, tirées du recueil Il Conte di Kevenhüller (fig. 15 et 16), dans lesquelles les titres sont constitués respectivement par une parenthèse ouvrante et par une parenthèse fermante, et les deux poèmes sont, d’un côté, la phrase « La mort ne se termine jamais » (à propos de laquelle Caproni indiquait, dans les premiers brouillons du recueil : « C’est bien comme ça, sans le point »)8 ; et, de l’autre côté, un point, solitaire, au milieu de la page : absolu. Dans les brouillons préparatoires qu’on vient de citer, Caproni recommandait de traiter le paratexte et le texte comme dans tous les autres cas, et il donnait des indications sur la mise en pages (fig. 17 et 18) : « C’est un poème même celui-ci, aussi bien que sans un mot ». Plus précisément, en regard de la parenthèse de fermeture, il annotait : « Parenthèse fermée. Elle constitue le titre comme, à la page précédente, la parenthèse ouvrante » ; à côté du point au milieu de la page : « c’est… le texte. Composer comme ça : un point, c’est tout, quelques lignes plus bas d’où commencerait un vrai texte »; et enfin le poète représentait le résultat final de la page en en traçant une ébauche au crayon : « Voilà la page comme elle doit advenir ». 9

Figure 15. Page de Il Conte di Kevenhüller de Giorgio Caproni
Figure 16. Page de Il Conte di Kevenhüller de Giorgio Caproni
Figure 17. Page de Il Conte di Kevenhüller e altre cadenze: prima versione de Giorgio Caproni, Fonds Giorgio Caproni, II.1.18.1
Figure 18. Page de Il Conte di Kevenhüller e altre cadenze: prima versione de Giorgio Caproni, Fonds Giorgio Caproni, II.1.18.1

8. Blancs statutaires

39Dans la poésie contemporaine, les blancs peuvent jouer un rôle clé dans la définition du format textuel du genre poétique. La crise des formes poétiques traditionnelles (mètre, rime, vers, strophe) a entraîné une exploitation accrue du blanc comme élément distinctif de la poésie par rapport à la prose.

40Il s’agit ici de la valeur la plus visuelle du blanc, qui se manifeste dès les origines de la littérature occidentale : dans un premier temps, en émergeant de manière exceptionnelle, par la coïncidence de l’écriture et de l’image dans les poèmes « figurés » de l’Antiquité, du Moyen Âge, du Baroque, puis en passant par les fantaisies graphiques de Laurence Sterne dans Tristram Shandy et de Thackeray dans Henry Desmond au XVIIIe siècle, pour arriver aux constellations de caractères du Coup de dés mallarméen, aux calligrammes d’Apollinaire, et finalement aux effets de blanc de la poésie contemporaine10.

41Dans une sorte de parcours diachronique et en même temps circulaire, l’écriture se redécouvre comme dessin et image (un « dessin noir sur blanc » selon l’expression que Mallarmé a utilisée pour sa propre expérience graphique), et le blanc (retour à la ligne, alinéa, saut de ligne) devient la trace distinctive la plus importante (sinon la seule) du poème en vers libre, une fois abandonnée toute autre forme de régularité métrique.

42Éléments pour ainsi dire statutaires (liés aux genres – romanesque, poétiques – dans lesquels ils se manifestent) et éléments porteurs d’implications sémantiques, de sens pluriels ; éléments qui se développent au long de l’axe temporel (diachronique) et expressions du style (selon l’axe synchronique), même quand le style consiste dans une absence de style, les blancs scandent et font partie essentielle de notre histoire littéraire, même lorsqu’ils se cachent dans ses plis « pour se manifester en vérité dans le plaisir produit » (Dürrenmatt, 1998 : 5).

    Notes

  • 1 Comme j’ai essayé de le faire dans Tonani, 2010, 2012 et 2015.
  • 2 À partir des travaux de Roger Laufer, Anne-Marie Christin, Henri Meschonnic, Gérard Dessons, aux études de Marc Arabyan, Jacques Dürrenmatt, et Michel Favriaud, pour lesquels on renvoie à la bibliographie finale.
  • 3 Grâce à Francesco Sabatini, à Bice Mortara Garavelli, à Angela Ferrari et à son équipe (voir la bibliographie finale).
  • 4 « On parle de valeur textuelle alors qu’on a à faire avec l’implicite, c’est-à-dire quand la fonction d’une entité linguistique (un mot, un énoncé ou un segment verbal de quelque dimension, ou une séquence d’énoncés) comporte des liens de type sémantique ou pragmatique avec quelque chose qui n’a pas été explicité mais qu’on peut inférer de ce qu’on a dit ou qu’on dira […] » (Mortara Garavelli, 2003 : 61. Je traduis, ainsi que dans les citations de l’italien qui suivent).
  • 5 Voir les contributions de ce numéro.
  • 6 On renvoie à ce propos à Tonani, 2009.
  • 7 V. Apparato critico in Caproni, 1998 : 1544.
  • 8 Giorgio Caproni, Il Conte di Kevenhüller e altre cadenze: prima versione, Florence, Archives Contemporaines Alessandro Bonsanti du Cabinet G.P. Vieusseux, Fonds Giorgio Caproni, II.1.18.1. Il s’agit d’un dossier de 165 + 2 cartes, datées du 10.3.1986 au 26.3.1986. On remercie l’héritier Attilio Mauro Caproni d’en avoir autorisé la consultation.
  • 9 Ibidem, c. 39.
  • 10 V. Pozzi, 1981 et Dionne, 2008 : 219 ; plus spécifiquement sur Mallarmé, v. Lyotard, 1971.

References

Signes de ponctuation

2004

Theodor Adorno

in: Mots de l'étranger et autres essais, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l'homme

L'opera in versi

1998

Giorgio Caproni

Milano, Mondadori

Il Fuoco

1900

Gabriele d'Annunzio

Milano, Treves

Il carcere

1950

Cesare Pavese

in: Prima che il gallo canti, Torino : Einaudi

Nord-Sud 8

Ponctuation

1917

L'ipotassi "paratattizzata"

2004

Francesco Sabatini

in: Generi, architetture e forme testuali, Firenze : Cesati

Fede e bellezza

1840

Niccolò Tommaseo

Venezia, Co' tipi del Gondoliere

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